"Ce blog pour réapprendre aux femmes à aimer vivre avec les hommes, et mieux comprendre le monde francophone contemporain"
Sébastien

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"Je dédie ce blog à Naples, aux femmes, à la géographie, à la mesure et à l'intelligence."
Guillaume


dimanche 5 juin 2011

Avant les franques, il y avait les gauloises

Extrait des Martyrs de Chateaubriand

Venant à moi, Velléda me dit :
"Mon père dort ; assieds-toi, écoute. Sais-tu, me dit alors la jeune barbare, que je suis fée ?"
Je lui demandai l'explication de ce mot.
"As tu entendu la dernière nuit le gémissement d'une fontaine dans les bois, et la plainte de la brise dans l'herbe qui croît sur ta fenêtre ? Eh bien, c'était moi qui soupirais dans cette fontaine et dans cette brise ! Je me suis aperçue que tu aimais le murmure des eaux et des vents. "
J'eus pitié de cette insensée : elle lut ce sentiment sur mon visage.
" Je te fais pitié, me dit-elle. Mais si tu me crois atteinte de folie, ne t'en prends qu'à toi. Pourquoi as-tu sauvé mon père avec tant de bonté ? Pourquoi m'as-tu traitée avec tant de douceur ? Je suis vierge : que je garde ou que je viole mes voeux, j'en mourrai. Tu en seras la cause. Voilà ce que je voulais te dire. Adieu ! "
Elle se leva, prit sa lampe, et disparut.

Un autre soir Velléda parut tout à coup.
" Tu me fuis, me dit-elle, tu cherches les endroits les plus déserts pour te dérober à ma présence ; mais c'est en vain : l'orage t'apporte Velléda, comme cette mousse flétrie qui tombe à tes pieds. "
 Elle se plaça debout devant moi, croisa les bras, me regarda fixement, et me dit : " J'ai bien des choses à t'apprendre ; je voudrais causer longtemps avec toi. Je sais que mes plaintes t'importunent, je sais qu'elles ne te donneront pas de l'amour ; mais, cruel, je m'enivre de mes aveux, j'aime à me nourrir de ma flamme, à t'en faire connaître toute la violence ! Ah ! si tu m'aimais, quelle serait notre félicité ! Nous trouverions pour nous
exprimer un langage digne du ciel : à présent il y a des mots qui me manquent, parce que ton âme ne répond pas à la mienne. "
Après un moment de silence elle ajouta :
" Il faut pourtant qu'il y ait quelque raison à ton indifférence. Tant d'amour aurait dû t'en inspirer. Cette froideur est trop extraordinaire. "
 Elle s'interrompit de nouveau. Sortant tout à coup comme d'une réflexion profonde, elle s'écria :
" Voilà la raison que je cherchais ! Tu ne peux me souffrir, parce que je n'ai rien à t'offrir qui soit digne de toi" Alors s'approchant de moi comme en délire, et mettant la main sur mon coeur : "Ah ! malheureuse Velléda !tu ne seras jamais aimée ! "
La voix de la jeune barbare expire ; la main qu'elle tenait sur mon coeur retombe ; elle penche sa tête, et son ardeur s'éteint dans des torrents de larmes.  Cette conversation me remplit d'effroi. Je commençai à craindre que ma résistance ne fût inutile. Mon attendrissement était extrême et je sentis tout le reste du jour la place brûlante de sa main sur mon coeur.

En vain je me dérobai à la vue de Velléda : je la retrouvais partout ; elle m'attendait des journées entières dans les lieux où je ne pouvais éviter de passer, et là elle m'entretenait de son amour. Un autre jour encore elle me dit :  "Une voix mensongère t'aura peut-être raconté que les Gauloises sont capricieuses, légères, infidèles : ne crois pas ces discours. Chez les enfants des druides, les passions sont sérieuses et leurs conséquences terribles. "  Je pris les mains de cette infortunée entre las deux miennes : je les serrai tendrement.
" Velléda, dis-je, si vous m'aimez, il est un moyen de me le prouver : retournez chez votre père, il a besoin de votre appui. Ne vous abandonnez plus à une douleur qui trouble votre raison et qui me fera mourir. "

Je descendis de la colline, et Velléda me suivit. Nous nous avançâmes dans la campagne par des chemins peu fréquentés où croissait le gazon.
" Si tu m'avais aimée, disait Velléda, avec quelles délices nous aurions parcouru ces champs ! Quel bonheur d'errer avec toi dans ces routes solitaires, comme la brebis dont les flocons de laine sont restés suspendus à ces ronces ! " Elle s'interrompit, regarda ses bras amaigris, et dit avec un sourire :
" Et moi aussi j'ai été déchirée par les épines de ce désert, et j'y laisse chaque jour quelque partie de ma dépouille. "
Revenant à ses rêveries : " Au bord du ruisseau, dit-elle, au pied de l'arbre, le long de cette haie, de ces sillons où rit la première verdure des blés que je ne verrai pas mûrir, nous aurions admiré le coucher du soleil.  Souvent, pendant les tempêtes, cachés dans quelque grange isolée ou parmi les ruines d'une cabane, nous eussions entendu gémir le vent sous le chaume abandonné. Tu croyais peut-être que dans mes songes de félicité, je désirais des trésors, des palais, des pompes ? Hélas ! mes voeux étaient plus modestes, et ils n'ont point été exaucés ! Je n'ai jamais aperçu au coin d'un bois la hutte roulante d'un berger sans songer qu'elle me suffirait avec toi. Plus heureux que ces Scythes dont les druides m'ont conté l'histoire, nous promènerions aujourd'hui notre cabane de solitude en solitude, et notre demeure ne tiendrait pas plus à la terre que notre vie. "
Nous arrivâmes à l'entrée d'un bois de sapins et de mélèzes. La fille de Ségenax s'arrêta, et me dit : " Mon père habite ce bois, je ne veux pas que tu entres dans sa demeure : il t'accuse de lui avoir ravi sa fille. Tu peux, sans être trop malheureux, me voir au milieu de mes chagrins, parce que je suis jeune et pleine de force ; mais les larmes d'un vieillard brisent le coeur. Je t'irai chercher au château."  En prononçant ces mots, elle me quitta brusquement.

Je sentais, il est vrai, que Velléda ne m'inspirerait jamais un attachement véritable : elle manquait pour moi de ce charme secret qui fait le destin de notre vie ; mais la fille de Ségenax était jeune, elle était belle, passionnée, et quand des paroles brûlantes sortaient de ses lèvres, tous mes sens étaient bouleversés. Tel est le danger des passions,que même sans les partager vous respirez dans leur atmosphère quelque chose d'emprisonné qui vous enivre. Vingt fois, tandis que Velléda m'exprimait des sentiments si tristes et si tendres, vingt fois je fus prêt à me jeter à ses pieds, à l'étonner de sa victoire, à la ravir par l'aveu de ma défaite. Au moment de succomber, je ne dus mon salut qu'à la pitié même que m'inspirait cette infortunée. Mais cette pitié, qui me sauva d'abord, fut en effet ce qui me perdit, car elle m'ôta le reste de mes forces. Je ne me sentis plus aucune fermeté contre Velléda ; je m'accusai d'être la cause de l'égarement de son esprit par trop de sévérité. Un si triste essai de courage me dégoûta du courage même ; je retombai dans ma faiblesse accoutumée.

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