"Mon frère, mon ami, mon fils, mon camarade Tu ne tireras pas sur qui souffre et se plaint"
Jean Ferrat
Un marin du Cuirassier Potemkine de Sergueï Eisenstein.
Marin du Tsar hier, soldat tunisien ou CRS français aujourd'hui, ces hommes robustes et aguerris, à la mâchoire carrée et au service de l'ordre, ont aussi une conscience sociale développée. Parfois il font même preuve d'une certaine compassion envers les opprimés.
Par un petit matin de froid, engoncé dans une rame du RER, je suis occupé à lire le monde sur le papier recyclé des journaux gratuits. Je n'ai pas jeté un seul regard sur les deux voisins qui m'enserrent sur la banquette en skaï, parce que je suis en train de réfléchir.
En effet, je pense. Aujourd'hui, il y a l'Égypte dont le régime pourrait basculer. En France, les CRS ont gagné leur combat, les casernes ne seront pas fermées tout de suite, à croire qu'ils ont suivi une formation en syndicalisme avancé....Des CRS gauchistes, est-ce possible ?
Hier, quelques milliers de personnes dans les rues de Tunis ont gagné une révolution que quelqu'un a baptisé gracieusement de "Jasmin". De ces révolutions démocratiques que l'on aime aimer : des « oeillets » au Portugal, « orange » en Ukraine, de « velours » pour les Tchèques et les Slovaques...et en France...notre pauvre ratage de l'été : des millions de manifestants dans les rues, des grèves terribles : le mépris absolu du gouvernement. Peut être que Michelle Alliot-Marie a raison, que le régime de Ben Ali se serait maintenu grâce à l'aide nos CRS. Du moins....à ce qu'étaient nos CRS jusqu'il y a seulement quelques jours, avant les actions de grèves de la faim lancées par ces derniers depuis certaines casernes. Il paraît même que, quelque part dans le pays, certains policiers refusent de verbaliser des automobilistes en infraction. Après la Tunisie...l'Égypte et puis...la France...?
J'y pense. Guaino disait : " La Tunisie, c'est presque un problème de politique intérieure pour la France, tellement les liens sont étroits". Oui, il a raison. Les tunisiens sont nos frères. Mais eux ont résisté au bourrage de crane de la propagande conservatrice et ont enfumé les redoutables services du renseignement intérieur et de la sureté de l'État, la ( toute nouvelle) DCRI chez nous, la DSE chez eux.
J'y pense. Juppé disait " la Tunisie était un pays stable politiquement, qui se développait économiquement, où le statut de la femme s’améliorait, où des classes moyennes émergeaient, où un effort important a été fait du point de vue de l’éducation". En conséquence, les tunisiens ont balayé pacifiquement le pouvoir en place.
J'y pense encore. Demorand, "plutôt à gauche" , demandait sur Europe 1, station "plutôt à droite", à Melanchon, "carrément à gauche", dans l'hypothèse où le pays est vraiment en train de se déliter à cause du libéralisme, pourquoi la vraie gauche sociale ne fait pas spontanément l'adhésion générale. Melanchon ne comprend même pas la question...la réponse est si évidente... à force de taper sur les gens, ils ne se revoltent plus. J'y pense de plus en plus. Mais pourtant, il n'y a pas si longtemps, Georges Marchais marchait dans Paris à la tête des ouvriers français le 13 mai 68, et le Général s'enfuyait en hélicoptère rejoindre l'armée de l'est, à Baden Baden. Pourquoi Paris ne se fleurit-il pas à nouveau des cerisiers du printemps des peuples ?
Ces CRS qui font la grève de la faim, sont-ils en train de retourner les matraques contre leurs employeurs, tout comme les marins du cuirassier Potemkine le firent-ils avec leurs carabines ? Ce qui signifierait que le régime actuel est en train de s'écrouler et que la 6 ème République est pour demain. Ou, au contraire, le désespoir des policiers, proviendrait-il d'une crise existentielle causée par la découverte soudaine de leur inutilité ? Pour reprendre une certaine chanson, aujourd'hui, finalement, on ne frapperait plus vraiment...et ça deviendrait fade de faire de l'ordre à toute force, presque un travail de nana commandé à ceux qui savent lire...Que devrait dire Maxime Leforestier qui conseillait, en 1970, un travail dans la police aux parachutistes ? Anachronisme.
L'odeur de shampoing et d'eau de toilette des hommes et des femmes usagers du Stif qui se rendent au travail à Paris, toilettés de frais, dans la vielle rame Alstom des années 80, me monte à la tête. Hier, j'ai lu que l'Île de France avait la productivité du travail la plus forte en Europe. Les gens d'ici savent se tenir comme il faut et faire du fric. Peut être que, comme les 300 000 français qui bossent quotidiennement dans les affaires à Londres, ceux auxquels Fillon à rendu hommage recemment, sommes-nous en train de nous la jouer "keep smiling" :-)
Peut être que les nouveaux métros qu'Alstom et Siemens se disputent au Caire et à Tunis ont-ils contribué à organiser la foule en ligne de bataille contre le despotisme ? Mais ces mêmes infrastructures risquent aussi d'engendrer, demain, la fin de la révolution permanente, de la conscience de classe, au profit de la civilisation globale.
Et si le problème c'est qu'il n'existe justement plus de classes moyennes en France ? Que le statut du travailleur s'est dégradé notablement depuis les années glorieuses de l'après guerre ? Que la jeune femme française d'aujourd'hui est moins émancipée que sa propre maman ou que sa consœur tunisienne ?
J'y pense avec acuité. La Belgique est sans gouvernement depuis des mois, et n'en aura probablement plus jamais. Benoit Poelvoorde se laisse pousser la barbe pour marquer le coup, et ressemble ainsi un peu à ces esthètes athéniens, philosophes barbus de l'Antiquité, méprisés par des Romains qui ne juraient que par la discipline militaire du poil ras. Et que se passe t'il donc dans les rues de Bruxelles, autrefois foyer de tension politique majeur ? Rien, absolument plus rien à signaler. On peut donc vivre en paix sans État, sans se mettre dans tous ses états.
SA d'après une idée de GA
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